Quatre cents pas, et Bernard Pivot s’en va

Après-midi du lundi 6 mai 2024 : Bernard Pivot s’en va de ce monde. J’espère pouvoir proposer ici un brouillon de lecture pas trop brouillon.

1980. BERNARD PIVOT, PRESENTER OF THE TV SHOW "APOSTROPHES"

Bernard Pivot en 1980. ©DR

Je fais les quatre cents pas dans mon salon — maladie collatérale contractée en prison chez moi pendant le Covid —, lorsque tout à coup une journaliste d’une chaîne d’information logorrhéique m’apostrophe pour m’annoncer la mort de Bernard Pivot. Mes pas s’arrêtent net, mes oreilles se dressent, mes yeux se projettent dans le regard de Bernard Pivot, regard d’abord libre puis cerclé de verre mais tellement mobile qu’on le croit toujours au bord de s’échapper de la circonscription de ses lunettes.
M. Pivot, je savais bien qu’un jour j’apprendrais votre disparition de cette façon très commune. J’eusse préféré un faire-part malicieux écrit de votre main en prévision de l’événement et que j’aurais reçu au moment du fait.
Mais il était écrit que par vous mort comme par vous vif je me ferais apostropher pour l’éternité.
La télé va me dicter à présent le cours de votre vie avec pas mal de sonores fautes d’orthographe et autres fautes de français qui ne s’honorent pas, mais vous, au moins, n’y êtes pour rien !

Amoureux des mots

Je revois votre visage, vos boucles de cheveux noirs puis grisonnants qui accrochèrent tant de cœurs. Alors je me replonge rêveusement dans les années Apostrophes, au temps ou j’assistais chaque vendredi soir à cette messe où l’on n’était pas obligé de se lever et même qui collait les fesses du téléspectateur à son siège. Le samedi, il n’était pas rare que je me rencontrasse dans une librairie ou une autre pour au moins respirer, voire pour me procurer si affinités, quelques livres évoqués la veille par vous et vos invités.
Amoureux des mots, défricheur d’auteurs comme par exemple Philippe Delerm, vous fîtes, d’une manière générale, beaucoup pour la littérature, votre chérie publique. De mes premières gorgées de lecture, et autres plaisirs minuscules que je vous dois, vous m’embarquâtes dans un bouillon de culture, toujours armé de votre balancier savant qui oscillait dans l’espace disponible entre espièglerie et rigueur journalistique.
Vous nous quittez le lendemain de l’avis de décès de l’émission Des chiffres et des lettres qui laissera place, toute une époque, au Jeu des 1000 euros.
Cher Bernard Pivot, je sais maintenant en partie pourquoi j’empile de l’archive à satiété : c’est pour pouvoir retenir ce que j’aime qui s’en va, c’est pour garder dans un coin et sortir quand je veux ceux que j’ai aimés comme vous.
L’histoire dira que je faisais les quatre cents pas dans mon salon quand vous m’êtes mort, voici environ une heure.
Mais je vois déjà venir le temps à chaque fois retrouvé où je m’assieds, dans ce même salon, salivant quelque peu du cerveau, pour me repasser les unes après les autres vos Apostrophes et bol après bol vos Bouillon de culture.
A bientôt, donc, M. Pivot.