La révolution industrielle regarde les artistes qui la voient

ExpositioAffiche.jpgn Au cœur du progrès, Œuvres graphiques de la collection John P. Eckblad, au Centre historique minier de Lewarde.

En quoi le point de vue d’artistes français, européens, américains sur l’industrie peut-il donner matière à réfléchir sur un monde qui ne leur est pas forcément familier ?
Dans les expositions temporaires que le Centre historique minier propose depuis une quinzaine d’années, il n’est pas rare que l’art vienne en appui des propos scientifiques et des collections du musée. L’intérêt de la collection de John P. Eckblad répond à cette ouverture. L’équipe du centre a eu dernièrement la chance de découvrir les œuvres graphiques de ce collectionneur américain, puis de le rencontrer avec son épouse Susan. La thématique clairement établie de l’industrie, le choix d’artistes européens et américains, la qualité à la fois esthétique et documentaire caractérisent cette remarquable collection constituée depuis 1974. Il est apparu « incontournable » aux yeux des responsables du musée de la présenter pour la première fois en France sur un site industriel.
L’exposition Au cœur du progrès présente plus de soixante œuvres qui vont de la lithographie et la gravure sur bois à l’aquatinte, en passant par l’eau-forte.

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La Femme-Usine, Pascale Hémery (1998) © Collection John P. Eckblad

Du XVIIIe siècle au tout début du XXe, l’industrialisation bouleverse nos sociétés. Le charbon, le fer et la vapeur transforment l’économie et le travail. Ce développement crée des mondes nouveaux en Europe comme en Amérique. Les paysages se modifient au gré des installations d’usines, de manufactures, puits de mines, tracés des chemins de fer à travers les campagnes.

Entre cauchemar et idéal

De nombreux artistes s’intéressent depuis le XVIIIe siècle à ces métamorphoses : certains pour répondre à des commandes d’industriels qui souhaitent valoriser leurs entreprises, d’autres pour nous livrer leur regard, réaliste ou idéalisé, sur ces territoires.
Certains nous en restituent des paysages pittoresques, d’autres des vues cauchemardesques de l’industrie. Parfois les cheminées se dressent comme les symboles de la prospérité, parfois elles noircissent le ciel de leurs fumées et montrent les balafres écologiques.
Les gravures, d’une grande diversité stylistique et iconographique, rendent compte de la manière dont les artistes ont représenté ces mondes industriels du charbon, du fer et de l’acier et du rapport que les hommes entretiennent avec ces lieux hors-normes.

Les usines, Jean-Emile Laboureur

Les usines, Jean-Emile Laboureur (1902) © Collection John P. Eckblad

La mutation paysagère a commencé avec les puits de mines. Les lithographies de Thomas Harisson Hair (1810-1875) offrent des vues de la campagne du nord-est de l’Angleterre, des vallées tranquilles au sein desquelles se sont implantées des houillères et où les premières locomotives à vapeur tirent les wagonnets de charbon. L’horizon se pare de chevalements et de hautes cheminées, lesquelles deviennent, peu à peu, les symboles de prospérité. Les industriels font alors appel aux artistes pour graver sur papier le progrès en marche. La puissance de l’entreprise est mise en scène. Des artistes comme le Français Gustave Pierre (1875-1939) mettent en valeur l’architecture des installations de surface. Près des cheminées des machines à vapeur, se dressent progressivement les silhouettes des premières centrales électriques et des hauts-fourneaux (Les usines, Jean-Emile Laboureur, 1877-1943).
Cheminées, flammes et fragments de machines, usines écrasant le panorama et fumées noircissant le ciel montrent un autre visage de l’industrie (Factories, Hubert Lespinasse, 1884-1972).
Ouvriers de la création, les artistes ne passent pas à côté de l’homme quand ils se plongent dans la révolution industrielle. Ils savent que leurs semblables, chair palpitante des usines, sont parfois livrés à des forces qui semblent les dépasser. Dans les scènes nocturnes présentées par Thomas Allom et William Read, la lumière provient uniquement des flammes ou de la fonte en fusion qui s’écoule des hauts fourneaux. Atmosphère de cauchemar. Dans Usine à gaz de Gustave Doré ou Les Gueules noires de Théophile-Alexandre Steinlen, surnage la souffrance du monde ouvrier. 

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Illustration du programme de théâtre « Les Tisserands »Henri-Gabriel Ibels (1892-1893) © Collection John P. Eckblad

D’autres artistes, tels Edward Wadsworth et Craig McPherson, illustrent les nouveaux espaces urbains qui s’installent au pied des usines.
Pour Virginie Debrabant et Karine Sprimont, co-directrices générales du CHM, l’exposition répond « à deux volontés » : celle du centre visant à « permettre au public de découvrir une collection exceptionnelle » et celle de John et Susan Eckblad de la montrer « dans les lieux mêmes qui ont fait l’industrie ».
Le catalogue Au cœur du progrès, Charbon, fer et vapeur depuis 1750 est la réédition d’un précédent catalogue américain traduit en français en 2012, enrichi spécifiquement avec les œuvres présentées à Lewarde.
A noter enfin que Gérard Dumont, professeur agrégé d’histoire et missionné au CHM, propose de découvrir six œuvres présentées dans l’exposition grâce à des notices explicatives qui intéresseront aussi bien les enseignants que le grand public.
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Exposition Au cœur du progrès,Œuvres graphiques de la collection John P. Eckblad, jusqu’au 3 avril 2016 au Centre historique minier de Lewarde, Fosse Delloye, rue d’Erchin. Tél. : 03 27 95 82 82.
Catalogue : 21,5 x 21,5 cm, 56 pages en quadrichromie. Prix : 15 €. En vente à la boutique du musée.
Tarif : 6,40 € (ce tarif donne également accès à l’ensemble des expositions thématiques, hors visite guidée dans les galeries).
Tarifs pour l’ensemble du site (visite guidée, visite libre et rencontre-témoignage) : 14 € / 7,90 € (réduit).
Accès routier : en venant de Paris (A1), Lille (A1) ou Lens (A21), prendre la direction Douai (N50), puis immédiatement la direction Cambrai (D621) et suivre le fléchage Centre historique minier. En venant de Valenciennes (A2), prendre la direction Douai, puis la direction Aniche (N455) et suivre le fléchage (D645).

> Centre historique minier de Lewarde


John P. Eckblad et son nouveau monde

A neuf ans, John P. Eckblad quitte avec sa famille les lacs boisés du Minnesota pour la Pennsylvanie et ses exploitations minières. Il y découvre alors un paysage totalement différent : « Ce fut dans ma vie un profond changement. Aux champs et aux plaines se substituèrent le commerce et l’industrie lourde. Les idées et les rêves que j’avais au sujet du monde du travail en furent transformés et ma curiosité grandie ».
Plus tard, il devient consultant pour un important groupe pétrochimique européen. Cette carrière professionnelle le mène dans le nord-est de l’Angleterre et l’Europe du Nord. Il est alors fasciné par les grands complexes industriels qu’il découvre : « Ma vie professionnelle fut cernée de tours de refroidissement, de ponts tubulaires, d’unités de craquage catalytique, de fermenteurs de méthane, d’ateliers de pièces de machine et de centrales nucléaires (…) Ma méconnaissance des subtilités de la technologie ne m’a jamais empêché d’en apprécier la majesté ».
Cette véritable attraction pour le monde industriel et ouvrier le pousse à acheter une première gravure en Angleterre en 1974. C’est le début de son exceptionnelle collection. Les œuvres sur papier qu’il acquiert ont un point commun : elles témoignent des différents aspects de la révolution industrielle. Elles procurent également à John P. Eckblad une nostalgie particulière qui lui rappelle ces lieux hors normes autrefois fréquentés. John P. Eckblad et sa femme Susan ont réuni plus de sept cent cinquante gravures et affiches d’artistes français, anglais, belges, chinois, suisses, américains, japonais, sud-africains, allemands, tchèques, hongrois.
Une collection qui s’agrandit encore aujourd’hui : « Depuis 35 ans, je continue à chercher des images tout aussi captivantes dans la vie comme dans l’art. Je n’ai jamais cessé de me laisser transporter par leur couleur, leur intensité, leur taille, leur complexité, leur puissance et leur mouvement. ».


Le Centre historique minier, plus de trente ans de travaux

A huit kilomètres de Douai, dans le nord de la France, le Centre historique minier de Lewarde se trouve au cœur du bassin minier. Créé en 1982 à l’initiative des Houillères du Nord-Pas-de-Calais, il ouvre au public en 1984 avec pour mission de conserver et de valoriser la culture minière, afin de témoigner auprès des générations futures des trois siècles d’activité minière. Les visiteurs y découvrent l’authenticité des lieux de travail sur le site de la fosse Delloye qui a fonctionné de 1931 à 1971, l’évolution des techniques d’exploitation de la mine dans les galeries reconstituées mais aussi l’histoire de cette aventure industrielle et humaine des mineurs.
L’équipe du CHM propose régulièrement au public une programmation riche et variée d’expositions historiques et scientifiques (Héros ou martyrs, en 2010), mais aussi artistiques (Esprit mine, en 2011).

 

 

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