Travailleurs de la guerre

Les Archives du travail de Roubaix présentent jusqu’au 4 mai 2024 l’exposition Travailler en temps de guerre : 14-18 / 39-45. Des réalités spécifiques prenant chair aussi bien lors de la Seconde Guerre mondiale que de la première.

FRANMT_2005_54_131_ Carte postaleGare de Pernes-en-Artois (Pas-de-Calais), retour des mineurs, carte postale, F. Fleury (photographe), Veuve Delarsé-Février (éditeur), 1915 [date de la correspondance]. ©ANMT  

Dans tous les pays en guerre, des humains travaillent. Les Archives nationales du monde du travail, à Roubaix (Nord), se sont penchées sur les profondes mutations du travail en France quand la paix est brisée. Le résultat de ce chantier est visible jusqu’au 4 mai prochain à travers une exposition copieuse, découpée en trois séquences thématiques : « Sur le champ du travail », « Main-d’œuvre en guerre », « Produire en guerre ».

Des bras à la disposition des nazis

Le propos porte sur les deux guerres mondiales en France, majoritairement représentées dans les fonds d’archives. S’il existe des mécanismes similaires dans la réorganisation du travail durant ces deux conflits du siècle dernier, les contextes sont très différents de l’un à l’autre. En 1914, l’appel de 3,8 millions d’hommes sous les drapeaux entraîne à l’arrière un manque de main-d’œuvre essentielle à l’effort de guerre et une recomposition de la population active. L’armistice signé en juin 1940 entre la France de Vichy et l’Allemagne nazie marque la fin du conflit armé sur le territoire français. Ressources économiques, infrastructures et main-d’œuvre sont alors à la disposition de l’occupant.

9_AM_Rennes_350Fi254_10Mutilé de guerre en réadaptation dans l’agriculture.
Photographie de l’École de rééducation professionnelle des mutilés de guerre de Rennes (Ille-et-Vilaine), auteur inconnu, 1917. ©Archives municipales de Rennes

Pour la première fois dans une exposition, le sujet du travail en temps de guerre est exploré de façon globale et pluridisciplinaire, s’appuyant sur des archives d’entreprises ou de personnes privées, peu révélées au grand public jusqu’alors. Documents d’époque et témoignages mettent en lumière des générations qui vécurent et travaillèrent pendant la guerre. Une idéologie valorisant l’effort de guerre transforme les perceptions et impacte les réalités du travail. Le public est invité à comprendre ce phénomène, en découvrant les mécanismes des discours à travers des documents d’époque : archives du Service de l’artisanat de Vichy, affiches de propagande, articles de presse, archives audiovisuelles.

Elles sont jolies, les « munitionnettes »

Le visiteur peut appréhender l’exclusion de certains travailleurs ou entreprises pour raisons idéologiques, les modifications, restrictions et évolutions du droit du travail. Un focus expose l’affaire de l’entreprise Maggi et le phénomène d’espionnite à l’aube de 14-18. Un autre explore le sort des prostituées en temps de guerre, des « travailleuses » au statut particulier, placées sous le contrôle des autorités civiles et militaires.

4_FRANMT_PI_41_1_116_Suresnes 2Ouvrières fabriquant des obus pour la société L’Éclairage électrique. Photographie extraite de l’album « Usine de Suresnes. Fabrication des obus explosifs de 75 mm et des gaines relais », 1914-1916. ©ANMT

Les photographies des albums d’usine de production d’obus illustrent l’appel des femmes à soutenir l’effort de guerre dans les industries pendant la première guerre mondiale. On parle de « collaboration des femmes à la défense nationale ». Les « munitionnettes » rejoignent les usines d’armement dès 1915.
Il y a aussi l’histoire, méconnue, des travailleurs indochinois : dès 1915, un vaste recrutement de travailleurs dits « coloniaux » est organisé dans les campagnes pauvres. Sur toute la durée du conflit, quatre-vingt-dix mille individus firent la traversée jusqu’en métropole. 
Et puis le visiteur va à la rencontre des destins individuels de salariés soudain requis au Service du travail obligatoire (STO). La propagande pour aller bosser dans l’Allemagne des années 1940 bat son plein. Mais elle a ses limites, ce qui aboutit à l’exil forcé, lequel s’appuie sur les lois promulguées en 1942 et 1943 instituant la réquisition des travailleurs pendant deux ans. Après mai 1940, la France devient le premier contributeur européen à l’effort de guerre nazi. Sur l’ensemble de la période d’occupation, 30 à 40% de la production industrielle fut destinée à l’Allemagne.

7_AN_France_78_AJ_2_Mesaventure_Tournevis« L’aventure de Célestin Tournevis », brochure de propagande sur le travail en Allemagne, André Daix (illustrateur), 1942. ©Archives départementales de la Somme

L’aventure de Célestin Tournevis est une histoire en bande dessinée d’un travailleur français au chômage qui trouve une bonne situation en s’engageant volontairement en Allemagne. Mais le tract est détourné par les mouvements de résistance qui publient en réponse La mésaventure de Célestin Tournevis.
Trente ans auparavant, dans le monde du travail, rien de réjouissant non plus : l’exposition montre le sort des mutilés de la Grande Guerre (entre 1916 et 1917, des prothèses spéciales sont créées pour les remettre au travail agricole), ou celui des mineurs démobilisés du front pour revenir travailler au fond des mines de charbon dès 1914, qui conservent leur statut militaire et sont mis à disposition des compagnies minières. 

Charte du travail et comités sociaux

A propos du parcours de l’exposition, le va-et-vient entre les deux conflits mondiaux n’est pas toujours simple à aborder, mais il permet un constat commun : toujours il s’agit de s’adapter, de produire plus avec moins, d’ajuster la production à l’effort de guerre. 
Les fonds d’archives conservées aux ANMT illustrent ce contexte des deux guerres mondiales et celui de la période d’épuration économique après la Libération par la présentation de documents administratifs et techniques éloquents.

1_FRANMT_2013_49_3_Affiche« Ton travail créé leur bonheur ».
Affiche de propagande, L
yon, A. Veyron-Lacroix. Équipe Alain-Fournier (illustrateur), Edition J. Demachy et Cie, Imprimeries réunies, 1940. ©ANMT 

Sous Vichy, le slogan « Travail, famille, patrie » est une incitation ferme. On peut voir sur l’affiche ci-contre un père de famille placé au centre d’une composition aux formes simples.
La Charte du travail qui veut rassembler patrons, cadres et ouvriers — signée le 4 octobre 1941 par le gouvernement de Vichy — laisse entendre que l’union nationale nécessite l’arrêt du dialogue social. Harmonie retrouvée et redressement de la France dessinent la ligne d’horizon de lendemains chantants. Ce qui sera chantant, c’est l’abolition de cette charte à la Libération, en 1944 !
D’ailleurs, après la Libération et dans les années qui suivent, la presse révèle les rancœurs. Exemple : le journal régional communiste Liberté (Nord-Pas-de-Calais) évoque le 4 octobre 1946 « la première journée d’un grand procès de collaboration économique », celui de la firme Paindavoine qui s’était « offerte » aux hitlériens.
En somme, après la guerre, ce n’est pas encore tout à fait la paix.

SPA 16 N 499Dès 1915, des dessinateurs, peintres, menuisiers, charpentiers, serruriers ou décorateurs d’intérieur et de théâtre — jusqu’à trois mille hommes en 1918 — sont rappelés du front et intègrent la section de camouflage de l’armée française (faux décors, camouflage de positions stratégiques ou d’installations d’artillerie). Photographie « Région d’Aubérive (Marne), arbre artificiel construit par les camoufleurs pour servir de poste d’observation. », 14 novembre 1916. Crédits : Pierre Pansier/Domaine Public/ECPAD/Défense

L’exposition roubaisienne met en valeur de nombreux documents d’archives issus des fonds collectés et conservés par les Archives nationales du monde du travail (compagnies minières ou de chemins de fer, industries d’armement, établissements bancaires, syndicats patronaux ou ouvriers, etc.) mais aussi des collections d’autres services d’archives et institutions patrimoniales du territoire national. Il reste quatre semaines pour cette découverte sur place. Un prolongement est possible en ligne puisque le catalogue y est disponible.

2_ANMT_2002_026_023_002_001_BrochureLa charte du travail.
Brochure, page de couverture, sans date. ©ANMT

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Travailler en temps de guerre : 14-18 / 39-45
, jusqu’au 4 mai 2024 aux Archives nationales du monde du travail, rond-point de l’Europe, à Roubaix (Nord). Entrée libre et gratuite. Métro et tramway : station Eurotéléport. Commissariat des Archives nationales du monde du travail : Corinne Porte, Frédérique Pilleboue, Marine Huguet, Noémie Verdeil.
Une bande dessinée, réalisée par les étudiants de Licence 2 Illustration, en partenariat avec l’école Pôle IIID de l’Université catholique de Lille (Nord), accompagne l’exposition. 

> Archives nationales du travail
> Catalogue en ligne


Monument historique

ANMTInstallées depuis 1993 au cœur de Roubaix dans l’ancienne filature Motte-Bossut, les Archives du monde du travail sont un service à compétence nationale du ministère de la Culture. Façade Ouest du bâtiment. ©Photothèque ANMT, 2019

Les Archives nationales du monde du travail de Roubaix conservent actuellement cinquante kilomètres linéaires d’archives dans dix-huit mille mètres carrés de l’ancienne filature construite au début des années 1860. La salle de lecture permet à toute personne de venir consulter et étudier librement les documents conservés. Le site internet propose l’exploration des inventaires des collections et la consultation de certaines archives numérisées.  
Cheminées crénelées, fenêtres de style cathédrale, pignons à redents : l’architecture emblématique des « châteaux d’industrie » fait volontairement appel à un imaginaire médiéval pour marquer l’emprise de la famille Motte-Bossut sur le paysage urbain de Roubaix. L’usine, fleuron de l’architecture industrielle du Nord, est inscrite au titre des Monuments historiques en 1978.

Et Chantal se releva

A peine a-t-elle mordu dans ce siècle. Elle a vibré sa trop courte vie, à travers une poésie originale puissante. Evocation d’un après-midi d’hommage, par le recueillement de la lecture publique, à la regrettée Chantal Lammertyn, à la Maison de la poésie de Beuvry, dans le Pas-de-Calais. 

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Hervé Leroy, Patricia Lammertyn, Christine Kokelaere. ©Albert Lammertyn

N’oubliez jamais
Que votre souci est de comprendre
Pas besoin de mots
Les yeux suffisent à bercer la cendre.

Il fait bon être ici. La veille, 5 mars, ma sœur Chantal aurait eu soixante-sept ans.
En ce mercredi 6 mars 2024, à Beuvry (Pas-de-Calais), les mots de Chantal Lammertyn, disparue en décembre 2003, voyagent entre les murs de la Maison de la poésie des Hauts-de-France, une villa chaleureuse dans un joli coin de nature.
Cette lecture-spectacle mise en scène par le journaliste et écrivain Hervé Leroy a pour titre une phrase reprise d’un poème de Chantal : Demain je relève mes cheveux.
Oh ! elle ne relève pas seulement ses cheveux. Elle se relève entière, à travers les corps debout d’Hervé et de Patricia, aînée de Chantal qui chemine aujourd’hui dans les pas et les semelles de vent de sa petite sœur. 

je t’aime rire, je t’aime corps, je t’aime
peurs, je t’aime oisive, je t’aime positive, je
t’aime sans façons, je t’aime veines et poignets (…),
je t’aime roses comme deux seins sur la 
neige, j’aime ton cœur perdu dans ta poitrine.

Screenshot

Chantal autrefois lectrice, aujourd’hui toujours lue.
©F.Chaumorcel

Pour accompagner ces moments de grâce — la grâce étant elle-même le thème du jour de la Maison de la poésie —, il y a aussi la présence active, dans son périmètre de scène, d’une des premières et fidèles complices de Chantal : la flûtiste Christine Kokelaere.
De son souffle musical, Christine fait revivre Chantal. Avec ses amis compositeurs, de Fauré à Telemann en passant par Satie, Bach ou Ravel, elle ponctue, avec douceur, cette heure de lecture à deux voix.
Les voix de Patricia et Hervé chaloupent, s’interpellent, se répondent, parfois se mêlent, glissant sur le silence respectueux d’un public fourni. Et Hervé Leroy, par instants, d’interagir avec le public, déclamant par exemple :

Ta main est d’une géographie bizarre.

Le voici qui saisit une des miennes, à moi qui suis au premier rang de l’auditoire-spectateur.

Je la veux dans ma main
Ma main est d’une géographie bizarre.

J’aime beaucoup cet instant qui me relie physiquement à ma sœur dans l’enchantement d’une géographie bizarre, — tiens, tiens, bizarre, qui donc a dit bizarre ?
Comme précédemment écrit sur ce blog pour annoncer Demain je relève mes cheveux, la poésie de Chantal Lammertyn se caractérise par une soif d’absolu, à travers des textes coupants qui fouillent toutes choses à vif et à mort. Elle traverse allègrement le temps.

Je suis un chat perdu dans l’univers
mes grandes ailes de chat m’empêchent de voler

Ou encore :

A ma dernière limite, quand je n’écrirai plus, la tête fendue en son milieu, le cerveau n’engrangeant plus, ma chair au sol ne manquera pas d’épouvanter.
Un peu de vent, par la fenêtre, affolera légèrement les ailes déchiquetées d’un bel oiseau resté au fond de la gorge.

Oh ! Chantal, tu embrasses si bien le monde :

Les enfants continuent de rire et de courir dans la ville qui tue.

Tu es encore là ?

C’est pour ne pas avoir oublié que j’écris
Il est temps de coucher pénible avec la mer
Demain, je relève mes cheveux et je recommence
Demain je relève mes cheveux.

—–
Maison de la poésie des Hauts-de-France, 37, rue François Galvaire, à Beuvry.

Micheline Presle, une perle rare

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Micheline Presle dans « Falbalas », de Jacques Becker, en 1945. ©DR

Vénus, beauté, ainsi fut-elle.
La meilleure actrice du monde dans l’œil de François Truffaut en son temps.
« Une perle », selon Francis Huster.
Quand on perd une perle si rare, c’est comme si l’on perdait le collier.
C’est comme si l’on perdait l’Univers.
Mercredi 21 février 2024, Micheline Presle s’en est allée pour toujours, au départ de Nogent, où les filles sont belles.
Ça tombe bien, elle était de nos gens.
Et elle s’éteint à la Maison des artistes.
Ça ne s’invente pas.
A l’écran, elle était singulièrement, parmi nos saintes, chérie.
Comme Danielle Darrieux.
Comme Michèle Morgan.
Comme Suzy Delair.
Comme tous ces noms qui fendent l’air
Et nous le rendent plus respirable.
101 ans.
Je vais en passer avec toi, des heures à remonter le temps jusqu’à La Fessée.
Ça fera un petit peu mal, mais ça me fera du bien.

Déjà vu dans un autre temps

Ma mère et Anouk se tenaient par la taille comme deux adolescentes, et il n’y avait plus qu’elles au monde. Comme nous avions réveillé le port, les enfants de l’île apparaissaient. Par la fenêtre, de jeunes visages pointaient le bout de leur nez, et reniflaient les nouveaux arrivants.
Je foulais une terre inchangée. Les autres, les enfants qui venaient à ma rencontre, je les reconnaissais, nous partagions des souvenirs. Des étés anciens, les nôtres, toujours les mêmes. Les choses et les visages, les lieux et les voix, tout reprenait vie à la lumière de ma mémoire comme une scène de théâtre poussiéreuse redevenant palais ottoman une fois nos costumes enfilés. Mais je sentais que j’avais pris de l’âge car je ne découvrais rien, contrairement à Orphée qui avait encore dans les yeux l’éclat de celui qui voit pour la première fois. J’avais déjà vu. Alors, je saluais avec nonchalance les amis d’un autre temps. Un coup de menton, un sourire en coin. Nous nous retrouvions et, au fond, cela ne faisait pas si longtemps que nous nous étions quittés.

Extrait du roman Pour qui s’avance dans la nuit, de Claire Conruyt
(Les Editions de l’Observatoire)

 

La Piscine en joyeuses fêtes

Pas moins de cinq expositions riches sont au programme du musée La Piscine (Roubaix, Nord) pour faire la jonction 2023/2024 : Marc Chagall, Georges Arditi, Claude Simon et Marc Ronet côté peinture, Fanny Bouyagui côté céramique contemporaine. Quintuple enchantement.

Marc Chagall: Au -dessus de Vitebsk, 1922

M. Chagall, « Au-dessus de Vitebsk », 1922. Huile sur toile, 73 x 91 cm, Kunsthaus Zürich, don de la Société de réassurance Union, 1973. ©ADAGP, Paris, 2023

Le musée La Piscine, à Roubaix (Nord), propose cinq expositions à cheval sur l’automne 2023 et le début de l’hiver. Le phare de ce quinté gagnant est la présentation consacrée sous un angle politique à Marc Chagall, dont le musée roubaisien retranscrit le « cri de liberté ». Le rapport de l’art à l’histoire en train de s’écrire est un des points forts de l’engagement du musée. C’est la quatrième fois que La Piscine convoque Chagall en ses murs, après 2007, 2012 et 2015. En l’occurrence pour montrer combien l’artiste migrateur était ancré dans son époque, à travers deux guerres et un exil. L’exposition détaille l’identité plurielle de Chagall (qui dépasse la représentation humaine), exprimée dans ses autoportraits. Ces derniers révèlent tout autant sa démarche d’introspection qu’une mise à distance de lui-même.

Autoportrait ChagallMarc Chagall (1887-1985), « Autoportrait », 1907. Aquarelle, fusain, encre sur papier, 20,7 x 16,4 cm Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat ©ADAGP, Paris, 2023

Russie – seul pays à être sien car se trouvant « dans (son) âme » -, France, Allemagne, États-Unis, Mexique, avant une installation en Méditerranée : Marc Chagall sillonna le monde, au gré des tourments successifs de son temps. Son art, très humaniste, nourri par ses racines juives et par l’écoute des cultures rencontrées et des expériences vécues, se fit le messager d’un engagement sans faille pour l’homme et ses droits. Son imaginaire et sa force poétique usèrent de la dérision et de l’humour ancrés dans la culture juive. 
Les dessins et peintures de Chagall manifestent un idéalisme sans condition : crayon et pinceau deviennent des armes de paix, reflétant les luttes de « ce vingtième siècle forgé dans le feu », dont les mots et les échos « s’agrippent dans les airs et se pétrifient, chairs ensanglantées sur les draps des neiges ».
La Russie et Vitebsk où il naquit en 1887, le renouveau de la littérature et de la poésie yiddish au tournant des années 1920, l’activité de Chagall en France, sa défense de la création de l’État d’Israël en 1948, ou encore le chapitre des artistes martyrs, constituent autant de thèmes, parmi d’autres, de cette exposition d’envergure qui agit, selon Bruno Gaudichon, directeur du musée roubaisien, comme « un révélateur ».
À l’heure où le musée national Marc Chagall de Nice (Alpes-Maritimes) fête ses cinquante ans, le cycle du Message biblique de Nice prônant la réconciliation de l’humanité par l’amour devient le miroir et la mémoire des persécutions dont Chagall fut le témoin, en plus d’une des victimes innombrables. 

Georges Arditi, autre témoin du XXe siècle

2 arditi

Georges Arditi (1914-2012), « Pierre et Catherine Arditi enfants », 1950. Huile sur toile, 130 x 89 cm. Roubaix, La Piscine-musée d’Art et d’Industrie André Diligent (don de Catherine Arditi en 2023). Photo : Alain Leprince. ©ADAGP, Paris, 2023

« Le parcours de Georges Arditi, sa façon de parler du monde qui l’entoure à différentes périodes de sa vie, étaient assez proches du parcours et de l’art de Chagall, en tout cas parallèles », selon Bruno Gaudichon.
Peintre d’origine gréco-espagnole, né à Marseille (Bouches-du-Rhône) dans une famille juive, Georges Arditi  fut formé à l’École nationale supérieure des arts décoratifs dans l’atelier de Legueult puis chez l’affichiste Cassandre.
C’est un artiste prolixe, régulièrement exposé au Salon d’Automne à partir de 1945. Il fut un représentant de la période d’après-guerre de ce qu’on appelait « l’École de Paris », laquelle oscilla, dans les années 1950, entre figuration et abstraction.
Malgré une rétrospective au musée de la Poste en 1990, Arditi demeure peu connu. L’exposition sous-titrée D’un réel à l’autre, qui se concentre sur les deux premières époques de création de l’artiste et son cheminement au sein de la figuration et du réalisme, n’en a que davantage le mérite d’exister.

3 arditiGeorges Arditi (1914-2012), « Réunion à la femme rouge », 1949. Huile sur toile, 130 x 195,2 cm. Collection particulière. Photo : Alain Leprince. ©ADAGP, Paris, 2023

Pendant les années d’Occupation et après la Seconde Guerre mondiale, les toiles d’Arditi se peuplent d’un univers dépouillé et silencieux. Les figures paraissent étrangement aussi inanimées que les objets qui les habitent. Table en bois, cruche, pot de fer, œufs, bouteille et verre de vin se retrouvent d’un tableau à l’autre, dans des compositions savamment orchestrées. Dans ces scènes et natures mortes énigmatiques, la lumière diffuse vient sculpter les choses et les êtres, qui semblent comme figés dans un arrêt sur image. Ce n’est là qu’un des aspects abordés à La Piscine. Arditi s’adonna aussi, par exemple, à l’illustration de presse ou d’ouvrages de bibliophilie.
Il est  présent au musée via une nature morte, une petite gouache et un portrait virtuose  des deux premiers enfants du peintre, offert cette année par Catherine Arditi.

Claude Simon peint comme il écrit

Pour quiconque s’intéresse au rapport entre texte et image, l’exposition Claude Simon sur la route des Flandres vaut le détour.
Claude Simon, prix Nobel de littérature en 1985, était aussi un peintre. Certaines de ses œuvres sont montrées pour la première fois.

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Claude Simon (1913-2005). Sans titre. Non daté. Dessin à l’encre, Salses. Collection particulière. Photo : Alain Leprince

L’ensemble réuni à Roubaix comprend des tableaux disséminés dans des collections particulières, des carnets de dessins et croquis préparatoires, de nombreuses photographies, l’affichage séquencé d’Album d’un amateur où se conjuguent écriture et images, les assemblages de papiers découpés sur paravents qui faisaient partie du mobilier de sa maison, ainsi que ses collages. Le tout témoigne d’une esthétique se nourrissant de l’art, se ramifiant en expérimentations multiples avant de trouver sa forme accomplie dans le roman.
Avec le succès de son roman La Route des Flandres (Minuit, 1960), Claude Simon abandonne la peinture pour se consacrer à l’écriture. Néanmoins, c’est toujours en peintre qu’il compose ses écrits, cherchant dans les œuvres de Piero della Francesca, de Nicolas Poussin, de Paul Cézanne ou de Jean Dubuffet les secrets du rythme, des contrastes, des variations sur le motif et l’énergie nucléaire des associations.
Les récents regards du Château Coquelle à Dunkerque et de la Villa Marguerite Yourcenar, résidence d’écrivains du Département du Nord, située dans le parc du Mont Noir en Flandre, ont complété brillamment, jusqu’à la mi-décembre, celui de La Piscine.

Marc Ronet, un proche d’Eugène Leroy 

L’artiste Marc Ronet est une autre figure de la peinture que le musée roubaisien a voulu mettre à l’honneur jusqu’au 7 janvier. Benjamin du Groupe de Roubaix, ami fidèle de La Piscine qui a plusieurs fois présenté son travail, Marc Ronet, avec la complicité active de son épouse Monique, a souhaité offrir au musée un ensemble d’une vingtaine de tableaux racontant un parcours bâti sur une lutte fiévreuse avec la peinture. Cette donation enrichit  un fonds déjà conséquent conservé grâce à des achats répétés et surtout à des dons consentis par divers collectionneurs.

5 marc ronet (détail)Marc Ronet, « Les trois hommes » (détail). Huile sur toile, 1965. Don de Marc et Monique Ronet, 2023. ©Albert Lammertyn (photo prise sur place)

Formé à l’Académie Saint-Luc de Tournai (Belgique) dans l’atelier d’Eugène Dodeigne, proche d’Eugène Leroy à qui le liait une profonde amitié admirative, Marc Ronet a tracé son chemin dans un rapport âpre et constant avec la peinture. Les thèmes ou motifs récurrents dans son œuvre – autoportraits, tables, boîtes, fleurs, linge pendu – n’ont pas de sens narratif mais s’imposent comme des gammes sans cesse remises en jeu dans la solitude de l’atelier. Si les références à Rembrandt, à Goya et autres maîtres semblent s’imposer dans les effets de lumière ou les constructions d’espace, elles ne gomment jamais la singularité d’un œuvre qui s’apprivoise par la permanence du regard. Cette confrontation fertile avec la matière et avec le support crée des fulgurances mais exprime également une totale intimité dans un corps-à-corps entre ce que sait l’artiste et  ce qu’il cherche à découvrir, dans des assemblages qui suivent le flot de la couleur, l’attaque violente du fusain ou la respiration sans cesse renouvelée de la plaque de cuivre.
La superbe donation de 2023 est un livre ouvert dans plus de soixante ans de peinture. Mais aussi une étape inédite dans un dialogue désormais offert entre l’artiste, inquiet mais obstiné, et un public qui ne peut qu’être touché par une telle charge d’émotion et de poésie.
Le MUba Eugène Leroy, à Tourcoing (Nord), consacre une exposition à Marc Ronet jusqu’en février 2024 (détails prochainement sur ce blog). 

Mariage d’intelligences

Pour clore ce panorama automne-hiver roubaisien, il est question de céramique contemporaine, à travers le travail très créatif de Fanny Bouyagui. Cette artiste « multimédia », installée à Roubaix, a fondé en 1991 l’association Art Point M.

6 Fanny BouyaguiLa collection IA-TERRA exposée ici est un jeu de contrastes, une rencontre entre l’intelligence artificielle (IA) et la terre. Les formes aléatoires façonnées par les mains de Fanny Bouyagui accueillent des personnages créés par un logiciel puissant, générateur d’images à partir du langage (ci-contre, photo ©Fanny Bouyagui).
L’association de mots ouvre un champ infini. L’artiste s’y promène pour imaginer des personnages hybrides, parfois dérangeants. Son dialogue avec la puissance du calcul informatique compose une série de divinités contemporaines inspirées des dieux et déesses antiques, le regard lointain dans des corps déformés et contorsionnés. De ce dialogue, naissent aussi des visages qui évoquent les céramiques du XVIIe siècle.
Suite logique, une version « augmentée » est générée. Les personnages s’animent en vidéo sur leur support en porcelaine numérisé. « Ils » et « Elles » parlent, chuchotent une histoire. Un « QR code » permet de rejoindre cette irréelle parenthèse d’intimité.
Matières brutes ou nobles, grès ou porcelaine, aplats et plissés, chiffons, toujours est-il que chaque pièce s’avère unique. Elle est d’abord façonnée à la main avant une première cuisson à 980 degrés, puis vient l’émaillage avant cuisson à 1280 degrés, enfin l’artiste procède à la pose de l’image créée à partir de l’IA, avant une ultime cuisson, cette fois à 855 degrés.
Magnifique mariage d’intelligences !
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Le cri de liberté. Chagall politique
Georges Arditi (1914-2012). D’un réel à l’autre
Claude Simon, peintre et écrivain, sur la route des Flandres
Marc Ronet. La peinture obstinée : une donation

Fanny Bouyagui : IA-TERRA
Cinq expositions à découvrir jusqu’au dimanche 7 janvier 2024 à La Piscine, musée d’art et d’industrie André-Diligent, 23, rue de l’Espérance, à Roubaix (Nord).
Les samedis 23 et 30 décembre, le musée organise deux visites guidées de l’exposition Chagall, à 15h30 et 16h30.

> La Piscine

Marcziniak, extracteur de lumière

Le peintre Richard Marcziniak, originaire de Rouvroy (Pas-de-Calais) et vivant aujourd’hui dans la Creuse, continue de « faire sortir les peintres de leur atelier ». En ce moment à Méricourt-sous-Lens, à travers sa nouvelle exposition intitulée Souffle & Silence, en cours jusqu’au 15 décembre prochain.

h sur t 101122, 146x114Huile sur toile, 10 novembre 2022, 146 x 114 cm. ©Richard Marcziniak

Si loin, si proche en 2016, Ici et là en 2019, Souffle & Silence en 2023 : les titres des expositions du peintre Richard Marcziniak ont parfois ce balancement poétique, ce chaloupé qui a peut-être à voir avec le geste primitif du premier art des primo-créateurs de l’histoire de l’humanité. Quelque chose de l’ordre du ressac, du geste toujours recommencé, en quête de la lumière qu’il s’agit d’arracher aux ténèbres, quelle que soit la discipline pratiquée.
Méricourt-sous-Lens, dans le Pas-de-Calais, sa région natale, accueille jusqu’à la mi-décembre 2023 Souffle & Silence, dans deux lieux géographiquement proches de la rue de la Gare, d’une part le centre culturel de la commune, d’autre part sa médiathèque.

h sur t 0523, 80x80Huile sur toile, mai 2023, 80 x 80 cm. ©Richard Marcziniak

L’exposition réunit une sélection de tableaux peints de 2018 à 2023. Comme les précédentes, elle frappe au cœur et atteint l’esprit : on dirait que chaque toile vient de l’origine du monde et qu’elle la restitue à des yeux avides.

Amitiés fidèles

En guise d’apéritif ou de digestif, comme l’on voudra, à travers quelques pages bien senties, l’artiste polymorphe et essayiste Michel Bénard rend un hommage appuyé à celui qu’il appelle parfois simplement « Marcziniak », son ami de longue date, dans le catalogue de l’exposition (non, nous ne sommes pas à La Redoute, comme il fut dit plaisamment, histoire de sourire, lors du vernissage le 11 octobre dernier). Le catalogue complète et peut en effet précéder, accompagner ou prolonger ce partage d’œuvres (voire tout cela en même temps, ce qui n’est pas interdit).
Dans cette même publication, un texte lyrique du peintre roumain Cristian Sida, intitulé Marcziniak, un peintre toutes voiles dehors, évoque son ami creusois dans des termes presque charnels (lire ci-dessous un extrait de ces pages) pour évoquer la sincérité artistique de Richard et son attachement à la nature qui est le moteur de l’art.

richard portrait recadré - ©drRichard Marcziniak, artiste et infatigable médiateur. ©DR

« Partage » est un mot clé et un but constant dans le cursus artistique de Richard Marcziniak. Le partage se fait sur deux plans : soit Richard expose ses propres œuvres et donne au public le maximum pour les faire vivre chez autrui, soit il s’invite dans des expositions internationales et n’a alors aucun problème pour s’effacer, du moment qu’il s’agit de promouvoir ses amis, artistes complices. « Ce que je voudrais, c’est faire aimer les tableaux », rappelait-il le 11 octobre. « C’est le sens de la lutte que je mène depuis des années. » Il succédait ce jour-là au micro à la prise de parole du maire de Méricourt, Bernard Baude, venu le remercier pour son « engagement pédagogique » et ses « actions de médiation » auprès de la population locale. Engagement qui s’était illustré dans l’après-midi de cette même journée, à travers une activité de peinture, aux côtés des familles de l’atelier « Remue-Ménage ».

h s t 101120, 150x120Huile sur toile, 10 novembre 2020, 150 x 120 cm. ©Richard Marcziniak

Lors des vernissages, Marcziniak est comme un poisson dans l’eau, ou comme une goutte d’apéro dans le Richard, parce qu’il se sait entouré de visages connus. Cette présence fidèle l’encourage « à continuer ».
Et le peintre d’ajouter : « On est artiste mais pas forcément enfermé dans sa tour d’ivoire. » Son letmotiv est de « faire sortir les peintres de leur atelier », qu’ils soient visibles, visités.

« On regarde un tableau, on l’aime »

« Les lieux d’expo sont rares, les galeries payantes », souligne Richard Marcziniak, aux yeux de qui « la peinture, bien plus que pour un Van Gogh à son époque, est une chose extrêmement difficile pour la génération qui arrive ». Cependant la peinture, sur le plan du partage, « c’est simple », parce que tout de suite abordable. « On regarde un tableau, on l’aime, il y a du mystère dans tout cela. L’art est la chose la plus importante dans notre vie, liée à l’homme depuis le début, depuis qu’il a dessiné dans les cavernes. »
Petit-fils d’un mineur, et n’ayant pas oublié ses origines, Richard Marcziniak redessine sans doute son enfance dans sa peinture. Lui aussi descend au fond. Il sait deux ou trois choses à propos de l’extraction. Il écrivit un jour : « Toute peinture est avant tout lumière qu’il faut extraire de l’ombre, un grand plongeon dans le néant. »
L’exposition Souffle & Silence est toute « d’émotion silencieuse et de lumière », écrit Michel Bénard. Dans un Pas-de-Calais qui vient de souffrir de la fureur du vent et du fracas des eaux, écoutons, dans un va-et-vient sempiternel, souffler le silence, et le souffle se taire.
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Souffle & Silence, exposition de Richard Marcziniak, jusqu’au vendredi 15 décembre 2023, au centre culturel et deux pas plus loin à la médiathèque de Méricourt-sous-Lens (Pas-de-Calais). Entrée libre. Catalogue d’exposition de 66 pages comprenant des textes de Bernard Baude, Michel Bénard et Cristian Sida et la reproduction de près d’une cinquantaine d’œuvres de l’artiste. 
Renseignements : 03 21 69 92 92


Une amitié en Creuse

« Souvent alors que je suis absent de Creuse, je me remémore et j’imagine celle-ci. Les premiers signes sont olfactifs : l’odeur du bois de ma maison « inhabitée » de Pigerolles et celle d’essence de térébenthine de l’atelier de Richard. Une fois entré dans son atelier, j’ai envie de travailler. On se sent tout de suite fixé au sol, au sens propre comme au figuré à cause de la résine onctueuse de térébenthine et on a tout de suite la sensation de se trouver au cœur d’un grain de raisin jaune, prisonnier d’une chrysalide née de la lumière. Tout autour, la nature est à votre disposition et vous invite à voyager dans le monde fascinant du dripping, la marque de Richard. Le peintre en short et sandales est penché sur une toile. Il hausse sa tête vers moi et me demande, avec un sourire sincère et complice : Ça va ? »
Extrait du texte de Cristian Sida dans le catalogue de l’exposition Souffle & Silence

Une vue « in situ » de l’exposition, à la médiathèque de Méricourt. ©Albert Lammertyn

in situ ©albert lammertyn

Quand Saint Laurent dévoile en habillant

La Cité de la dentelle et de la mode de Calais (Pas-de-Calais) fait dans la transparence, à travers une exposition mettant en exergue la créativité d’Yves Saint Laurent, qui libéra les femmes en les habillant, comme aucun couturier avant lui.

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Robe du soir portée par Marina Schiano. Collection haute couture automne-hiver 1970. Photographie de Jeanloup Sieff. ©Yves Saint Laurent ©Estate Jeanloup Sieff

« Les transparences, je les connais depuis longtemps. L’important, avec elles, c’est de garder le mystère. Je pense avoir fait le maximum pour l’émancipation des femmes. J’ai créé des vêtements qui entrent tout à fait à leur aise dans le XXIe siècle. »
Mousseline, dentelle, cigaline ou organza, silhouette élancée, maquillage soigné, vêtements empruntant aux codes du vestiaire masculin sans se départir de la sensualité féminine : Yves Saint Laurent a su, au long de sa carrière, renverser les codes du dévoilement du corps des femmes. La Cité de la dentelle et de la mode de Calais (Pas-de-Calais) s’empare de ce thème pour présenter, jusqu’au 12 novembre 2023, son exposition Transparences, coproduite avec le Musée Yves Saint Laurent de Paris.

Défilé de vitrines

Le visiteur pénètre dans un univers chic et élégant dominé par le noir et le blanc. Il est accueilli par le portrait d’Yves Saint Laurent. À proximité, trône la robe du soir de la collection haute couture automne-hiver 1970, associée à sa photographie iconique signée Jeanloup Sieff. Cette robe en crêpe de laine, à l’allure très sage sur le devant, devient audacieuse côté pile par un décolleté profond en dentelle de Chantilly sous laquelle apparaît le dos nu de Marina Schiano (1941-2019), des épaules au bas des reins. La virtuosité se révèle en l’occurrence « lorsque le mannequin se tourne au bout du podium », selon la formule de Domitille Éblé, chargée de collection arts graphiques au Musée Yves Saint Laurent Paris, sur place à Calais lors de la visite de presse.

11_Croquis original d’une robe du soir. Collection haute couture automne-hiver 1968 © Yves Saint Laurent

Croquis original d’une robe du soir. Collection haute couture automne-hiver 1968. ©Yves Saint Laurent

La présentation de la Cité de la dentelle réunit de nombreux modèles, accessoirisés, qui défilent via une vingtaine de vitrines, dans une mise en scène sobre et raffinée. Des paravents tendus de tissus diaphanes rythment les espaces, créant des jeux de profondeurs dans un décor noir et blanc. Les fonds des vitrines sont animés de panneaux rétroéclairés, d’agrandissements de croquis ou de photos de détails de matières.
La présence du couturier se manifeste ponctuellement à travers une sélection de citations qui font écho aux différentes thématiques. Les dessins et photographies de mode – de même que des documents renseignant le processus de création – accompagnent l’ensemble. Un écran géant permet, à travers des extraits de défilés, de découvrir en mouvement les modèles exposés.

Deneuve de longue avec Saint Laurent

Durant plus de quarante ans, Catherine Deneuve, habillée en Saint Laurent en toutes circonstances, fut fidèle au couturier. Dès 1965, devant la reine Elisabeth d’Angleterre, elle choisit de porter une robe YSL, classique dans sa coupe au long corsage et à la jupe évasée.
Cette robe de cocktail, acquise par l’actrice un an plus tard, est une création marquant les premières années de l’aventure Saint Laurent. Elle se compose d’une dentelle florale de chez Dognin, de coloris rose pâle. Rebrodée de fils de lurex argenté, elle est doublée d’un tulle assorti. « Ici, la notion de transparence se limite aux bras, recouverts de manches longues de forme pagode en dentelle non-doublée », souligne la conservatrice Shazia Boucher. « Les jambes sont bien mises en valeur, la jupe s’arrêtant au-dessus des genoux. » Co-commissaire de l’exposition, la directrice-adjointe des musées de Calais explique en quoi Saint-Laurent a libéré la femme : selon elle, il voulait que, tout en restant une femme, elle pût être « aussi sûre d’elle qu’un homme l’est en smoking ».

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Robe du soir portée par Elsa Faùndez de Dodero. Collection haute couture automne-hiver 1971. ©Yves Saint Laurent ©Droits réservés

L’une des plus spectaculaires créations YSL dans les collections de la Cité de la dentelle et de la mode est la robe du soir de l’automne-hiver 1971 . Pour ce modèle, le couturier a certainement puisé son inspiration auprès du peintre espagnol Francisco de Goya (1746-1828). Le choix du coloris noir, de la forme de la robe et de l’ornement de la jupe font écho à la reine Maria Luisa en mantille (1799).
A travers une soixantaine de modèles issus des collections de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent et de la Cité de la dentelle et de la mode, complétés d’accessoires, de dessins, de photographies et de vidéos, l’exposition s’offre une plongée dans l’art d’Yves Saint Laurent, détaillant la manière dont il sut utiliser les effets de transparence des tissus pour proposer une figure de femme nouvelle, puissante, sensuelle.
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Yves Saint Laurent : Transparences, jusqu’au 12 novembre à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais puis au Musée Yves Saint Laurent Paris à partir de début 2024.
Commissariat général : Anne-Claire Laronde, conservatrice en chef, directrice des musées de la ville de Calais, et Elsa Janssen, directrice du musée parisien.
Commissariat scientifique : Shazia Boucher, conservatrice, directrice-adjointe des musées de la ville de Calais, et Domitille Éblé, curatrice, chargée de collection arts graphiques au Musée Yves Saint Laurent Paris.
Catalogue de 144 pages aux éditions Lienart, 35 €.

Rendez-vous
♦ Mercredis 18 octobre et 8 novembre à 15 heures : visites sur le thème du processus créatif d’Yves Saint Laurent.
♦ Samedi 21 octobre de 14h30 à 17 heures : carte blanche au conservatoire à rayonnement départemental du Calaisis pour le dernier mois de l’exposition.
♦ Dimanche 29 octobre à 15 heures : journée pro-étudiants et professionnels de la mode.
♦ Dimanche 12 novembre de 14h30 à 17 heures : clap de fin d’exposition avec le conservatoire à rayonnement départemental du Calaisis.

Photo prise « in situ ». ©Albert Lammertyn

Agneau de Dieu, ange de rêve

Kreisler avait composé d’une façon bien étrange cette partie où l’Abbé et les Frères trouvaient l’expression du plus fervent recueillement, de l’amour divin lui-même. L’esprit tout occupé de la messe solennelle qu’il avait commencée mais qu’il était loin d’achever encore, il rêva une nuit que la fête de la Toussaint, à laquelle il destinait cette œuvre, était arrivée, que l’on avait sonné pour la messe, qu’il était au pupitre, la partition terminée devant lui, et que l’Abbé disant la messe entonnait : les premières notes du Kyrie s’élevaient.
Phrase par phrase, toute la messe suivait ; l’exécution vive et ferme le ravissait, l’entraînait jusqu’à l’Agnus Dei. Il remarquait alors, à son grand effroi, des pages blanches dans la partition, sans une seule note ; il laissait brusquement retomber sa baguette : les Frères le regardaient, attendant qu’il commençât, qu’il interrompît enfin ce long silence. Mais l’embarras, l’angoisse l’accablaient comme une masse de plomb, et quoique l’Agnus Dei fût renfermé, tout achevé, dans son cœur, il n’arrivait pas à le transporter sur la partition. Alors, soudain, une adorable figure d’ange apparaissait, s’avançait auprès du pupitre, chantait l’Agnus Dei d’une voix céleste, et cet ange était Julia… Ravi d’enthousiasme, Kreisler s’éveilla et écrivit l’Agnus qui lui était apparu dans son rêve. Et maintenant, Kreisler rêvait de nouveau ce même rêve, il entendait la voix de Julia, les ondes du chant montaient et montaient. Lorsqu’enfin retentit le chœur : Dona nobis pacem, il souhaita d’être englouti dans l’océan de mille béatitudes où il se trouva plongé.

Hoffman, Le chat Murr, extrait

Au musée, pour bien clore les beaux jours

Deux lieux du Nord par lesquels crocheter avant de penser à la rentrée. D’une part le Musée de Flandre (Cassel) pour la saisissante exposition Silence et Résonance de l’artiste Hans Op de Beeck. D’autre part La Piscine (Roubaix) pour L’art en lutte de René Iché. Le tout jusqu’au 3 septembre 2023.

Dancer 2Hans Op de Beeck, « Dancer », 2019. Polyester, métal 146 × 110 × 110 cm ©Studio Hans Op de Beeck, ADAGP, Paris 2023

L’artiste belge Hans Op de Beeck a tout pour vous étonner. Le Musée de Flandre, à Cassel (Nord), propose, jusqu’au 3 septembre prochain, la découverte de toute l’étendue de sa palette polymorphe qui oscille (notamment) de la sculpture à la vidéo, en passant par la peinture. Autant de médiums et de techniques qu’il maîtrise, l’ensemble se définissant autour du thème de la condition humaine.
L’exposition Silence et Résonance fait dialoguer ses créations variées avec des œuvres de maîtres flamands. Cécile Laffon, directrice du musée — qui assure avec l’artiste le commissariat de l’exposition — remonte pour nous jusqu’à la genèse du projet : « Début 2022, nous avons entamé une importante refonte du parcours permanent. C’est dans cette circonstance que nous avons proposé à Hans Op de Beeck d’investir les salles du musée. Son corpus semble tellement imprégné de références à l’art flamand que, naturellement, des liens se sont tissés avec nos collections ».

Contempler le monde

Hans Op de Beeck ©albert lammertynPour chaque division de l’exposition, Op de Beeck (photo ci-contre ©Albert Lammertyn) honore brillamment sa part du dialogue avec les maîtres qui l’ont précédé. Par exemple, face aux portraits solennels qui tiennent une place de choix dans l’histoire de la peinture flamande, voilà que notre touche-à-tout, dans sa série Determination (New York Kids), composition de visages d’enfants émergeant d’un fond noir, fait rimer une sérénité intense avec une sobriété extrême.
Le contrepoint devient contrepied dans le chapitre du Carnaval qui, en Flandre, constitue un moment de fête, mais aussi de renversement de l’ordre social et des valeurs morales. Hans Op de Beeck opte ici, par ses personnages sculptés, pour une vision de l’envers du décor : dans un coin de la salle, une danseuse du Carnaval de Rio, tout juste sortie du défilé, prend une pause, le corps à l’abandon, tandis que face à elle, le dénommé Brian résonne comme une invitation à nous arrêter, à notre tour, pour prendre le temps de contempler le monde. Là aussi, une sérénité enveloppante émane de ces œuvres.
L’artiste s’inscrit dans la lignée des peintres flamands du XVIIe siècle et met en scène, dans son installation Vanitas XL, aux dimensions spectaculaires, des objets chargés de symboles. Crâne, chandelle, papillon sont autant d’allusions au temps qui passe. Mais Op de Beeck n’oublie jamais le quotidien, ce qui se manifeste à l’oral comme dans son travail. Si certains peintres flamands se sont rendu maîtres dans la représentation des trophées de chasse à travers des compositions subtilement détaillées où la vie n’est présente que dans les chiens qui accompagnent la battue, son « chien à lui », si l’on peut dire, assoupi, se repose au pied du Trophée de chasse de Jan Fyt, tableau duquel il semble sorti.

Snow Landscape (streamlets and road) 2Hans Op de Beeck, « Snow Landscape (Streamlets and Road) », 2019. Aquarelle sur papier, 111 x 276 cm. Collection particulière. ©Studio Hans Op de Beeck, ADAGP, Paris 2023

Autre moment-espace émouvant de Silence et Résonance, le face-à-face entre un paysage d’hiver de Gysbrecht Leytens, le maître en la matière en son siècle, et l’aquarelle sur papier de Hans Op de Beeck, intitulée Snow Landscape. Alors que les camaïeux de blancs dont use Leytens rendent l’éclat de la neige à la perfection et que ses paysages sont peuplés de chasseurs, chiens et autres oiseaux, aucune trace humaine ou animalière n’apparaît chez notre artiste invité par le musée de Cassel. Ses paysages vierges deviennent universels et s’adressent au plus grand nombre, qui se les approprie.
Les deux termes mis en balance dans le titre de l’exposition, silence et résonance, font référence à un univers souvent monochrome qui est comme figé et à l’écho que les œuvres de l’artiste belge suscitent dès lors qu’elles sont placées à proximité de celles des maîtres flamands.
« Utilisant et détournant les codes de notre société actuelle, les paysages, les objets, les postures, Hans Op de Beeck en offre une vision critique empreinte de poésie », souligne Cécile Laffon. « Il a su déployer un monde post-apocalyptique où le temps s’est en quelque sorte suspendu, comme un mirage ».
Notez que l’entrée du Musée de Flandre est gratuite lors des deux prochains week-ends.

René Iché, un art de combat

L’autre suggestion nordiste de cet article pour bronzer de l’intérieur et bien négocier la fin de l’été se passe à Roubaix, du côté de La Piscine, dont le rétroviseur se tourne vers l’artiste René Iché, considéré comme l’un des plus remarquables représentants de la sculpture moderne française, puis, après-guerre, du mouvement de la Figuration européenne. Les recherches esthétiques et techniques ont été menées de front avec une réflexion plus générale sur la place de l’artiste dans la société et dans l’histoire. « Iché a développé une production érudite, à plusieurs niveaux de lecture, interrogeant ses expériences intimes pour concevoir un œuvre contemporain de portée universelle », explique le musée roubaisien.

8. Etude de lutteurs Ö terre ou êtude pour Jacob et lAngeRené Iché, « Étude de lutteurs à terre » ou « Étude pour Jacob et l’Ange », vers 1945. Bronze, 23,3 x 45,5 x 18,7cm. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Photo : Xavier Grandsart ©ADAGP, Paris, 2023

Iché est présent dans les collections de La Piscine grâce à deux achats, un don de la Société des Amis du musée et un dépôt du Centre national des arts plastiques. Ces œuvres traduisent son talent de portraitiste comme son engagement politique exemplaire. Grâce au récent dépôt de l’Etat, cet ensemble est conforté par Déchirée, une statuette allégorique à la forte charge mémorielle, symbole de la Résistance offert à Charles De Gaulle pour son bureau londonien, image d’une France faible et aveuglée, dénonciation de l’occupation allemande et de la collaboration du régime de Vichy à la tête de l’Etat français.
Autour de ces œuvres, La Piscine profite de l’occasion pour mettre également en valeur, dans sa salle de contextualisation historique, Guernica, œuvre emblématique de l’engagement de René Iché, réaction immédiate à un événement historique très contemporain et vision apocalyptique de l’avenir, ainsi que deux œuvres de Pablo Picasso : La Femme qui pleure et Guernica photographié par Colliers, La Guerre aérienne d’Edouard Goerg, une composition ambitieuse de Jean Amblard, une eau-forte de Jean Deville, ou encore un ensemble d’un troisième Jean, Lasne de son patronyme, peintre au destin abrégé et brisé par le second conflit mondial en 1940.

Déchirée

René Iché, « Déchirée », 1937-1942. Bronze, 48 x 15 x 12 cm (fonte atelier Iché n°1 en 1942, offerte comme cadeau du groupe Libération au général De Gaulle à la Noël 1942, arrivée à Londres en février 1943, exposée au Salon d’automne en 1944). La Piscine-Musée d’art et d’industrie André-Diligent (dépôt du Centre national des arts plastiques). Photo : Alain Leprince ©ADAGP, Paris, 2023

La lutte est au cœur de l’œuvre d’Iché. Elle est comprise comme corps-à-corps charnel ou comme combat, résistance, défense d’une cause, d’où le titre L’art en lutte pour définir cette exposition monographique d’envergure, laquelle réunit, grâce à des prêts issus de la collection familiale, de collections privées et de collections publiques, plus d’une centaine d’œuvres, inédites pour nombre d’entre elles.
Proche d’Apollinaire et de Max Jacob, soutenu par Antoine Bourdelle, ce vétéran de 14-18 conçoit à Montparnasse ses premières ébauches d’Homme succombant ou de Lutteurs. Deux décennies plus tard, ayant rejoint la Résistance, au sein du réseau du musée de l’Homme, Iché les reprend et les décline de manière presque obsessionnelle. Très tôt, il a accompagné les thèmes et engagements de surréalistes tels André Breton et Paul Éluard.

Occupation et Collaboration dénoncées

Dans les années 1930 et 40, René Iché livre des portraits et des statues qui sont autant des figures psychologiques que des manifestes.
Après la Libération, il inscrit ses Otages de Puiseaux ou Lutteurs de Carcassonne dans un espace ouvert où la sculpture monumentale s’allie à l’architecture. Il décèdera prématurément à Paris, en 1954, alors qu’il vient d’être désigné pour concevoir le Monument aux martyrs d’Auschwitz.
Comme toujours, La Piscine accompagne cette exposition temporaire d’un catalogue généreusement nourri, coédité en l’occurrence avec le musée Toulouse-Lautrec d’Albi (Tarn), le musée des beaux-arts de Quimper (Finistère), et les éditions Snoeck, sous la direction de Fanny Girard, Rose-Hélène Iché, Alice Massé et Florence Rionnet. Le musée d’Albi présentera cette exposition du 30 mars au 30 juin 2024, celui de Quimper proposera la variante Fragments surréalistes. René Iché et les poètes, dès le 23 novembre prochain, jusqu’au 19 février 2024.
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Silence et Résonance : quand l’art de Hans Op de Beeck rencontre les maîtres flamands. Exposition à visiter jusqu’au dimanche 3 septembre 2023 au Musée de Flandre, à Cassel (Nord). Entrée gratuite les week-ends des 26 et 27 août et des 2 et 3 septembre, ainsi que la dernière heure. Renseignements : 0359734560
> Musée de Flandre
René Iché (1897-1954) : l’art en lutte, également jusqu’au 3 septembre, au musée La Piscine, à Roubaix (Nord). En coproduction avec le musée Toulouse-Lautrec à Albi et le musée des beaux-arts de Quimper. Commissariat scientifique : Rose-Hélène Iché, petite-fille de l’artiste, directrice éditoriale de la revue Surréalismus, Nicolas Pujol, directeur de cette même revue. Commissariat général à Roubaix : Alice Massé et Bruno Gaudichon, conservateurs en chef de La Piscine. Scénographie des peintures Tollens. Catalogue de 192 pages, 24,5 x 28 cm, 29 €.
> La Piscine

Birkin

Ex-phare des sixties
Jane sans vie
Jane s’en va
Blue jean’s
Blues de Jane

Disparue, Jane Birkin
T’es venue par la mer
T’es restée par l’amour
C’est fini, se taire
C’est finistérien

Ballade d’une jolie Jane 
J’allais et venais
Entre tes riens
Hier, Birkin nue
Aujourd’hui c’est burkini

Ecoute, Jane Birkin
Il est bien tard
De te le dire
Je t’ai aimée
Vaguement irrésolu

La moue tarde
Me monte aux yeux
Le cœur chien-loup
Et l’âme entre
Charlotte et Lou

Dimanche de jours anciens
Un ultime dimanche
Avant la vie sans Birkin
Si ça te Jane
Moi non plus

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Image d’archives INA (Institut national de l’audiovisuel)