Les Archives du travail de Roubaix présentent jusqu’au 4 mai 2024 l’exposition Travailler en temps de guerre : 14-18 / 39-45. Des réalités spécifiques prenant chair aussi bien lors de la Seconde Guerre mondiale que de la première.
Gare de Pernes-en-Artois (Pas-de-Calais), retour des mineurs, carte postale, F. Fleury (photographe), Veuve Delarsé-Février (éditeur), 1915 [date de la correspondance]. ©ANMT
Dans tous les pays en guerre, des humains travaillent. Les Archives nationales du monde du travail, à Roubaix (Nord), se sont penchées sur les profondes mutations du travail en France quand la paix est brisée. Le résultat de ce chantier est visible jusqu’au 4 mai prochain à travers une exposition copieuse, découpée en trois séquences thématiques : « Sur le champ du travail », « Main-d’œuvre en guerre », « Produire en guerre ».
Des bras à la disposition des nazis
Le propos porte sur les deux guerres mondiales en France, majoritairement représentées dans les fonds d’archives. S’il existe des mécanismes similaires dans la réorganisation du travail durant ces deux conflits du siècle dernier, les contextes sont très différents de l’un à l’autre. En 1914, l’appel de 3,8 millions d’hommes sous les drapeaux entraîne à l’arrière un manque de main-d’œuvre essentielle à l’effort de guerre et une recomposition de la population active. L’armistice signé en juin 1940 entre la France de Vichy et l’Allemagne nazie marque la fin du conflit armé sur le territoire français. Ressources économiques, infrastructures et main-d’œuvre sont alors à la disposition de l’occupant.
Mutilé de guerre en réadaptation dans l’agriculture.
Photographie de l’École de rééducation professionnelle des mutilés de guerre de Rennes (Ille-et-Vilaine), auteur inconnu, 1917. ©Archives municipales de Rennes
Pour la première fois dans une exposition, le sujet du travail en temps de guerre est exploré de façon globale et pluridisciplinaire, s’appuyant sur des archives d’entreprises ou de personnes privées, peu révélées au grand public jusqu’alors. Documents d’époque et témoignages mettent en lumière des générations qui vécurent et travaillèrent pendant la guerre. Une idéologie valorisant l’effort de guerre transforme les perceptions et impacte les réalités du travail. Le public est invité à comprendre ce phénomène, en découvrant les mécanismes des discours à travers des documents d’époque : archives du Service de l’artisanat de Vichy, affiches de propagande, articles de presse, archives audiovisuelles.
Elles sont jolies, les « munitionnettes »
Le visiteur peut appréhender l’exclusion de certains travailleurs ou entreprises pour raisons idéologiques, les modifications, restrictions et évolutions du droit du travail. Un focus expose l’affaire de l’entreprise Maggi et le phénomène d’espionnite à l’aube de 14-18. Un autre explore le sort des prostituées en temps de guerre, des « travailleuses » au statut particulier, placées sous le contrôle des autorités civiles et militaires.
Ouvrières fabriquant des obus pour la société L’Éclairage électrique. Photographie extraite de l’album « Usine de Suresnes. Fabrication des obus explosifs de 75 mm et des gaines relais », 1914-1916. ©ANMT
Les photographies des albums d’usine de production d’obus illustrent l’appel des femmes à soutenir l’effort de guerre dans les industries pendant la première guerre mondiale. On parle de « collaboration des femmes à la défense nationale ». Les « munitionnettes » rejoignent les usines d’armement dès 1915.
Il y a aussi l’histoire, méconnue, des travailleurs indochinois : dès 1915, un vaste recrutement de travailleurs dits « coloniaux » est organisé dans les campagnes pauvres. Sur toute la durée du conflit, quatre-vingt-dix mille individus firent la traversée jusqu’en métropole.
Et puis le visiteur va à la rencontre des destins individuels de salariés soudain requis au Service du travail obligatoire (STO). La propagande pour aller bosser dans l’Allemagne des années 1940 bat son plein. Mais elle a ses limites, ce qui aboutit à l’exil forcé, lequel s’appuie sur les lois promulguées en 1942 et 1943 instituant la réquisition des travailleurs pendant deux ans. Après mai 1940, la France devient le premier contributeur européen à l’effort de guerre nazi. Sur l’ensemble de la période d’occupation, 30 à 40% de la production industrielle fut destinée à l’Allemagne.
« L’aventure de Célestin Tournevis », brochure de propagande sur le travail en Allemagne, André Daix (illustrateur), 1942. ©Archives départementales de la Somme
L’aventure de Célestin Tournevis est une histoire en bande dessinée d’un travailleur français au chômage qui trouve une bonne situation en s’engageant volontairement en Allemagne. Mais le tract est détourné par les mouvements de résistance qui publient en réponse La mésaventure de Célestin Tournevis.
Trente ans auparavant, dans le monde du travail, rien de réjouissant non plus : l’exposition montre le sort des mutilés de la Grande Guerre (entre 1916 et 1917, des prothèses spéciales sont créées pour les remettre au travail agricole), ou celui des mineurs démobilisés du front pour revenir travailler au fond des mines de charbon dès 1914, qui conservent leur statut militaire et sont mis à disposition des compagnies minières.
Charte du travail et comités sociaux
A propos du parcours de l’exposition, le va-et-vient entre les deux conflits mondiaux n’est pas toujours simple à aborder, mais il permet un constat commun : toujours il s’agit de s’adapter, de produire plus avec moins, d’ajuster la production à l’effort de guerre.
Les fonds d’archives conservées aux ANMT illustrent ce contexte des deux guerres mondiales et celui de la période d’épuration économique après la Libération par la présentation de documents administratifs et techniques éloquents.
« Ton travail créé leur bonheur ».
Affiche de propagande, Lyon, A. Veyron-Lacroix. Équipe Alain-Fournier (illustrateur), Edition J. Demachy et Cie, Imprimeries réunies, 1940. ©ANMT
Sous Vichy, le slogan « Travail, famille, patrie » est une incitation ferme. On peut voir sur l’affiche ci-contre un père de famille placé au centre d’une composition aux formes simples.
La Charte du travail qui veut rassembler patrons, cadres et ouvriers — signée le 4 octobre 1941 par le gouvernement de Vichy — laisse entendre que l’union nationale nécessite l’arrêt du dialogue social. Harmonie retrouvée et redressement de la France dessinent la ligne d’horizon de lendemains chantants. Ce qui sera chantant, c’est l’abolition de cette charte à la Libération, en 1944 !
D’ailleurs, après la Libération et dans les années qui suivent, la presse révèle les rancœurs. Exemple : le journal régional communiste Liberté (Nord-Pas-de-Calais) évoque le 4 octobre 1946 « la première journée d’un grand procès de collaboration économique », celui de la firme Paindavoine qui s’était « offerte » aux hitlériens.
En somme, après la guerre, ce n’est pas encore tout à fait la paix.
Dès 1915, des dessinateurs, peintres, menuisiers, charpentiers, serruriers ou décorateurs d’intérieur et de théâtre — jusqu’à trois mille hommes en 1918 — sont rappelés du front et intègrent la section de camouflage de l’armée française (faux décors, camouflage de positions stratégiques ou d’installations d’artillerie). Photographie « Région d’Aubérive (Marne), arbre artificiel construit par les camoufleurs pour servir de poste d’observation. », 14 novembre 1916. Crédits : Pierre Pansier/Domaine Public/ECPAD/Défense
L’exposition roubaisienne met en valeur de nombreux documents d’archives issus des fonds collectés et conservés par les Archives nationales du monde du travail (compagnies minières ou de chemins de fer, industries d’armement, établissements bancaires, syndicats patronaux ou ouvriers, etc.) mais aussi des collections d’autres services d’archives et institutions patrimoniales du territoire national. Il reste quatre semaines pour cette découverte sur place. Un prolongement est possible en ligne puisque le catalogue y est disponible.
La charte du travail.
Brochure, page de couverture, sans date. ©ANMT
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Travailler en temps de guerre : 14-18 / 39-45, jusqu’au 4 mai 2024 aux Archives nationales du monde du travail, rond-point de l’Europe, à Roubaix (Nord). Entrée libre et gratuite. Métro et tramway : station Eurotéléport. Commissariat des Archives nationales du monde du travail : Corinne Porte, Frédérique Pilleboue, Marine Huguet, Noémie Verdeil. Une bande dessinée, réalisée par les étudiants de Licence 2 Illustration, en partenariat avec l’école Pôle IIID de l’Université catholique de Lille (Nord), accompagne l’exposition.
> Archives nationales du travail
> Catalogue en ligne
Monument historique
Installées depuis 1993 au cœur de Roubaix dans l’ancienne filature Motte-Bossut, les Archives du monde du travail sont un service à compétence nationale du ministère de la Culture. Façade Ouest du bâtiment. ©Photothèque ANMT, 2019
Les Archives nationales du monde du travail de Roubaix conservent actuellement cinquante kilomètres linéaires d’archives dans dix-huit mille mètres carrés de l’ancienne filature construite au début des années 1860. La salle de lecture permet à toute personne de venir consulter et étudier librement les documents conservés. Le site internet propose l’exploration des inventaires des collections et la consultation de certaines archives numérisées.
Cheminées crénelées, fenêtres de style cathédrale, pignons à redents : l’architecture emblématique des « châteaux d’industrie » fait volontairement appel à un imaginaire médiéval pour marquer l’emprise de la famille Motte-Bossut sur le paysage urbain de Roubaix. L’usine, fleuron de l’architecture industrielle du Nord, est inscrite au titre des Monuments historiques en 1978.